Novembre 2024. Christelle Morançais, présidente du Conseil régional des Pays-de-Loire, membre du parti Horizons dirigé par Edouard Philippe, annonce une possible diminution du budget du secteur culturel. On parle d’une baisse de l’ordre de 73 ou 75%.
Sur France Info, Catherine Blondeau, directrice du théâtre Le Grand T de Nantes, dénonce le ton "agressif et un peu insultant" de la Présidente de région, et la "brutalité" de sa démarche.
Elle se défend des accusations de culture de gauche subventionnée.
Une pétition est mise en ligne, une tribune est publiée. Elles sont identiques: le modèle français" qui repose sur le financement croisé des collectivités et de l’Etat, a produit partout émancipation, désenclavement et partage des savoirs".
Pour le chroniqueur de Marianne, Jérôme Leroy, "Non, la culture subventionnée n’est pas ontologiquement de gauche". Christelle Morançais représente une bonne vieille droite.
Pourtant, au théâtre Le Grand T de Nantes, un festival intitulé "Etre un homme" a eu lieu cette année, ainsi présenté, écriture inclusive à l’appui: "Comment réinventer un masculin pluriel débarrassé de ses tendances toxiques au virilisme et à la domination? Qu’est-ce que les femmes ont à dire sur le sujet, et qu’en disent les hommes, qu’ils ou elles soient cisgenres, non-binaires ou trans, et quelle que soit leur orientation sexuelle? Comment réinvestir joyeusement les espaces de liberté ouverts par la critique du patriarcat"?
Partout en France, à l’image de ce festival, nombre de spectacles dits culturels et artistiques relèvent du gauchisme et du wokisme, par exemple l’opéra urbain Le Gardien du Temple, La Porte des Ténèbres, au centre-ville de Toulouse, du 25 au 27 octobre 2024.
Au total, en 2019, 17 milliards d’euros ont été investis dans le financement de la culture par plusieurs ministères:
3,6 milliards provenaient du ministère de la Culture, 2,6 du ministère de l’Education nationale, 1,8 du ministère de l’Enseignement supérieur, le ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères et le ministère de l’Intérieur.
Les 8,7 milliards restants étaient apportés par les collectivités territoriales: villes, départements et régions, soutien privilégié de l’industrie culturelle en France.
De plus en plus, l’attribution de subventions publiques devient un moyen de contrôle et d’application des valeurs sociétales et du wokisme en vogue. Pour faire une demande de subvention, il faut respecter un cahier des charges.
Les projets subventionnés doivent nécessairement participer de la lutte contre les discriminations, contre les abus sexuels, se développer autour de multiples thématiques, la théorie du genre, le transsexualisme, l’écologie, le numérique, le transhumanisme, la sensibilisation des publics "racisés"…
Le ministère de la Culture conditionne explicitement le versement des subventions à ces orientations, c’est-à-dire à une allégeance au mondialisme.
Un nouveau terme enrichit le langage de la culture institutionnelle: la conditionnalité, conditionnalité des subventions. Les bénéficiaires de financements publics doivent se conformer à des exigences et des critères pour obtenir ces subventions, les maintenir ou les renouveler.
L’instrumentalisation de la culture à des fins politiques n’est pas nouvelle. Elle est même au fondement des aides à la création et des politiques culturelles. Depuis l’Antiquité, l’artiste est au service du pouvoir, avec de grandes réussites.
Ainsi, le siècle de Périclès fut le siècle de la grandeur d’Athènes. Périclès (495-429 avant Jésus-Christ), fit consacrer des sommes importantes à l’embellissement de la ville. Il donna d’abord du travail aux gens pauvres, puis provoqua un essor merveilleux des arts, et dota son pays de monuments dont les ruines excitent l’admiration universelle.
Sous l’impulsion de Périclès, on vit surgir de terre toute une ville neuve de temples et de monuments. Au pied de l’Acropole, le théâtre de l’Odéon, le théâtre de Dionysos, le temple de Thésée, le portique du Poecile.
La splendeur artistique et littéraire d’Athènes se résume dans l’énumération des grands noms qui illustrent le siècle de Périclès. Les poètes tragiques Eschyle, Sophocle et Euripide. Le poète comique Aristophane. Les historiens Hérodote, Thucydide et Xénophon. L’architecte Ictinus bâtit le Parthénon. Phidias sculpte l’Athéné et le Zeus d’Olympie. Miron sculpte le Discobole. Praxitèle sculpte l’Hermès. Une foule de philosophes attirent autour d’eux les disciples, et parmi eux Socrate. Périclès pouvait dire qu’Athènes était "l’école de la Grèce.
Aux XIe et XIIe siècles, une véritable fièvre de construction secoue l’Occident. La naissance et le développement de l’art roman correspondent à l’élargissement et à l’intensification de la vie religieuse populaire, sous l’influence des ordres religieux, et notamment de l’ordre de Cluny.
L’originalité essentielle de l’art roman est l’emploi de la voûte. Le poids de celle-ci s’exerce principalement sur les murs fortifiés par des colonnes et des contreforts. A l’intérieur, l’église romane est sombre; à l’extérieur, elle donne une impression d’équilibre et d’harmonie. La décoration romane, fresques et sculptures, a pour but d’instruire et d’émouvoir le peuple fidèle.
Au moment où s’achevaient les chefs d’œuvre de l’art roman, une nouvelle école d’architectes et de sculpteurs se met à l’œuvre. De ses recherches, à partir de 1140, s’impose un style nouveau, un art qualifié de "gothique", c’est-à-dire barbare. En fait, l’art du XIIIe siècle est une des plus magnifiques créations de l’esprit humain.
L’art gothique est un art urbain. Son éclosion correspond à l’évolution du sentiment religieux vers la tendresse et l’amour, et à un changement de goût.
Le point de départ de l’art gothique est la solution nouvelle donnée au problème de la voûte par la croisée d’ogives. Dans la cathédrale gothique, l’arc brisé remplace l’arc roman en plein cintre. Les croisées d’ogives sont soutenues à l’extérieur par des arcs-boutants. L’élan en hauteur caractérise ce nouvel art.
Les caractères particuliers de la sculpture gothique sont l’abondance, le naturalisme et le souci d’enseigner: la cathédrale est un "Miroir du Monde".
Louis XIV conquiert sa gloire sur les champs de bataille. Mais sa vanité se préoccupe de consacrer cette gloire par les lettres et les arts. Sous son règne, la France joint au prestige politique et militaire le prestige d’une civilisation sans égale. Tout doit graviter autour du Roi-Soleil, les écrivains et les artistes. La vie intellectuelle est centralisée, régularisée, disciplinée. L’ordre, la règle, la discipline intellectuelle sont assurées par le moyen des Académies.
Le règne de Louis XIV est marqué par l’éclosion de chefs d’oeuvre. Les années 1660-1685 sont un feu d’article de la littérature classique, les années de la construction de Versailles.
Louis XIV n’a pas inspiré les grandes œuvres littéraires, mais il a une réputation de protecteur éclairé des lettres et des sciences. Il met la littérature et les arts au service de la glorification de son règne. Il exerce une action de mécénat fondamentale.
Architectes, peintres et sculpteurs reçoivent d’importantes commandes à Paris ou à Versailles.
Mais le classicisme est beaucoup plus qu’une propagande monarchique. Il répond profondément aux structures sociales de l’époque et à l’influence croissante de la bourgeoisie.
Le classicisme est plus largement un idéal de vie, fait de mesure, de raison, de maîtrise de soi.
Dans le domaine artistique, la splendeur du Grand Siècle se manifeste surtout par la construction et la décoration des palais royaux.
Que de noms en quelques années: Corneille, Racine, Boileau, La Fontaine, Molière, La Bruyère, Bossuet, Fénelon, écrivains, Claude Perrault, Bruant, Le Vau, Hardouin-Mansart, architectes, Le Brun peintre, Le Nôtre jardinier…
"Il y a toujours eu un art officiel. Louis XIV faisait de l’art officiel". Mais si le roi avait ses artistes, il leur laissait une certaine liberté. Et il y avait d’autres mécènes, le clergé, les ordres religieux, les princes.
L’instrumentalisation politique traditionnelle de la culture est incarnée par André Malraux (1901-1976). Ministre sous De Gaulle, il voyait la culture comme un outil républicain de cohésion nationale. La culture, les grandes œuvres de l’humanité, notamment les oeuvres françaises, doivent servir de repère aux Français: le patrimoine, les hauts lieux de la culture, les grands musées, les artistes du " génie français", les littérateurs, les poètes, les philosophes, les musiciens, les peintres. On attend des résultats extra-artistiques, en termes d’enrichissement personnel. L’image de l’artiste est celle d’un personnage charismatique, fascinant, libre, inspiré et affranchi de certaines règles sociales, à même d’interroger le monde par ses œuvres.
Jusque-là, l’art remplissait plusieurs fonctions. Fonctions sociales, religieuses, miroir de la foi, fonctions morales, code esthétique et social, éducation esthétique de l’homme, fonctions affectives, fonctions politiques, dénonciation des tyrannies, des injustices, appel à la liberté. Fonction philosophique, apprendre à vivre, à comprendre le monde, l’artiste exorcise, chasse ses rêves, ses angoisses, et accède à la sagesse, avec une finalité, l’harmonie. Et fonction historique, documents sur une époque, renseignements sur la vie quotidienne, sur l’histoire, sur les idéologies. En somme, l’art n’est que l’expression de la pensée et de la civilisation.
Malraux sape les bases d’une véritable éducation à l’art en prônant une relation plus intuitive qu’instruite aux œuvres. Mais il reste accessible à l’expérience de la hauteur et de la grandeur. Il peut encore distinguer entre ce qui relève de l’art et ce qui n’en relève pas.
Après 1981, et l’arrivée de la gauche au pouvoir, cette conception de la culture est complétement décrédibilisée, discréditée, déconsidérée, et vole en éclats. On passe à une attente en termes de "valeurs" véhiculées par les projets culturels et les formes artistiques, valeurs idéologiques mondialistes et sataniques.
Désormais, la conditionnalité intervient directement sur le contenu des formes esthétiques, et met en avant un rôle " moral " dévolu à l’art. Les œuvres défendent et répandent les " valeurs " jugées dignes par les commanditaires-financeurs, milliardaires ou politiciens.
La liberté d’expression et de création s’efface devant l’idéologie gauchiste dominante. La puissance publique oriente un moralisme artistique. L’" artiste", grassement rétribué, lui-même conditionné et formaté, au service du pouvoir, soumis à l’idéologie dominante, ne doit pas faire de vagues. Il produit des formes " artistiques " conformes, normalisées et pacifiées.
La production culturelle est structurée selon des normes homogénéisantes et uniformisantes. Les commanditaires, tous formés par des universitaires déjà acquis à cet art conforme et standardisé, ont la même harmonisation sociale. Conséquence. Les artistes perdent toute capacité à explorer des univers variés et critiques. Plus d’analyse. Plus de critique. Plus de contestation. Les logiques de financement et les " valeurs " des milieux sociaux conduisent à l’entre-soi culturel. Un entre-soi méprisant, sélectif, ségrégatif et discriminant.
Avec Jack Lang ministre de la Culture, on renonce à nous transmettre l’héritage civilisationnel, on nous déshérite, on nous encapsule dans notre prétendue culture. Jack Lang promeut toutes les pratiques de la jeunesse et les estampille culture. Avec une prime à la jeunesse des banlieues. Graffitis, rap, bandes dessinées, se voient élevées au rang d’œuvres d’art.
François Mitterrand résume l’esprit du "jacklanguisme": le relativisme culturel. Dans une Lettre à tous les Français, rédigée en avril 1988, il fait le bilan des réalisations accomplies dans le domaine de la culture au cours du septennat, il s’enorgueillit d’avoir créé le Festival de la bande dessinée d’Angoulême et conclut: "Tout est culture, en fin de compte, Jack Lang avait raison".
Non Jack Lang n’avait pas raison. Tout n’est pas culture. Tout ne participe pas de la cultura animi, culture de l’âme, culture de l’esprit. Tout ne travaille pas à la formation de l’esprit, à l’élargissement de la pensée. Tout ne consolide pas le vocabulaire de l’intelligence et de la sensibilité. La confusion est élevée en doctrine d’Etat. Et cela est volontaire, calculé, concerté et arrangé: le peuple ne doit pas accéder à la connaissance et à la culture.
Comment cet art, qui n’est pas populaire, peut-il survivre? Comment vivent ces "artistes", pour la plupart inconnus, puisque personne ne les aime? Ils vivent grâce à l’Etat.
Car pour faire passer un bidet, une brosse à dents, ou tout autre objet pour une œuvre d’art, il faut un musée, le musée Beaubourg par exemple, il faut une institution, il faut une commande officielle. Sinon, personne ne marchera. L’artiste n’a plus de salut que dans l’appartenance à cet art officiel. Le milieu institutionnel de l’art contemporain est un véritable monde organisé qui n’a besoin de personne, sauf de notre argent.
La collection de François Pinault, la collection Cartier, nous trouvons les mêmes artistes que ceux de l’Etat. Aujourd’hui, il y a une sorte d’homogénéisation complète en matière de "goût". Cette normalisation est commandée, commanditée par des expositions.
Christine Sourgins, historienne de l’art, explique: "La République a inventé un absolutisme artistique". Et cet absolutisme n’a jamais atteint un tel niveau d’omnipotence, de tyrannie.
On n’a plus le droit de dire qu’une chose est belle, de dire que c’est beau. Il faut le prouver.
On ne dit plus que c’est beau parce qu’on a peur de ne pas être capable de la prouver. On dit: "C’est intéressant, ça fonctionne bien, c’est amusant". On est complétement déformé par une sorte de cartésianisme de l’art et de la pensée. Au XVIIe siècle, Pascal avait souligné la dualité entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. L’esprit de géométrie est en train de tout emporter.
Si, Monsieur Jérôme Leroy, la culture subventionnée est ontologiquement de gauche. Madame Catherine Blondeau, cette culture ne produit aucune émancipation, mais une aliénation, une subordination, un asservissement, aucun désenclavement, mais un encastrement, un confinement, un emprisonnement dans une idéologie mortifère, aucun partage des savoirs, mais un naufrage dans l’inculture et l’ignorance. Madame Christelle Morançais a raison sur ce point: il faut réduire drastiquement les subventions à la culture contemporaine, sinon les supprimer complètement.
Car où sont les œuvres dignes de ce nom? Où sont les artistes dignes de cette appellation?
Le siècle de Périclès? Le temps des cathédrales? L’époque du classicisme? Nous avons "l’art contemporain".
Jean Saunier