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Marie-Estelle Dupont, psychologue, psychothérapeute, et écrivaine française, née en 1982, nous alerte sur la montée en puissance de la pensée binaire, dans les médias et le débat public.
Cette notion de régression à une pensée manichéenne, sans nuances, noir ou blanc, pour ou contre, est apparue très violemment pendant la crise sanitaire. Dans les médias et dans les conversations de rue, de voisinage, de famille, la pensée a régressé à un niveau extrêmement manichéen, simplificateur.
Nous ne sommes plus en train d’opposer des points de vue, avec toutes les nuances de couleurs du débat, nous opposons des jugements, nous opposons des égos, avec ce qu’on appelle le triangle infernal en psychologie: la victime, le bourreau, le sauveur. Tout individu qui a une singularité de perception, qui pense quelque chose de différent est désigné comme salaud.
Nous vivons une période très violente, au nom de la tolérance. Une violence mise en œuvre par les gauchistes dominants qui ne supportent pas la divergence d’opinion et qui, pourtant, donnent des leçons de moraline, de tolérance et de sentimentalisme. En fait, l’individu singulier, différent, est ostracisé.
Cette pensée binaire trouve son illustration dans l’Intelligence Artificielle, artificielle et non intelligente puisqu’elle est en 0 1. L’Intelligence Artificielle est le niveau zéro de la pensée. Il y a du raisonnement éventuellement, de la logique éventuellement, mais il n’y a pas de pensée. Tout ce qu’a dit Georges Bernanos en 1946 se réalise sous nos yeux: dé-spiritualisation de la vie au profit de la technicisation, les machines ont envahi notre vie, dé-spiritualisation de l’être humain, Dieu n’existe pas, il n’y a pas de transcendance. Mais le besoin de croire est toujours là. Cette interdiction de croire en quelque chose de spirituel déplace le besoin de croire sur la technique, sur les biens matériels, sur n’importe quelle idéologie.
Le pendant, la réplique d’une vie technologique, c’est la régression vers des croyances quasi animistes, avec une sorte d’évangile du wokisme, un radicalisme islamique chez les jeunes. Pour l’être humain, l’impératif de penser, d’être vertical, de sentir, d’imaginer, de créer, glisse vers un impératif de se conformer, d’appartenir au groupe, au détriment de son désir de liberté et de vérité.
Par exemple, cela se traduit dans l’art. On nous présente des oeuvres comme représentant la singularité, l’authenticité, l’originalité absolue, alors que ces oeuvres sont pauvres.
On est passé de "Je suis pas d’accord et on s’engueule" à "Tu es un salaud sartrien". "Le fait même de te parler me salirait. Je ne peux pas te parler". Il y a une sorte de puritanisme. Il y a aussi quelque chose de très paranoïaque. On dirait que la pensée de l’autre peut me contaminer.
Comme si les limites et les frontières psychiques étaient devenues complètement poreuses. On se déplace vers des types de personnalités narcissiques, voire quasi-psychotiques, c’est-à-dire on arrive à la confusion des classes, à la confusion des générations, à la confusion des sexes, à la régression vers une pensée très binaire et paranoïaque. De moins en moins de mécanismes de type sublimation, élévation, intellectualisation, humour, et de plus en plus de déni, de clivage, de projection, et donc évidemment de violence.
Il y a des indignations autorisées et des indignations interdites. On parle beaucoup de la violence faite aux femmes, on parle très peu de la pédophilie. Il y a une drôle de manière de choisir les sujets. Du fait de l’instantanéité et de la vitesse de l’actualité, on traite les sujets de manière à la fois très répétitive et très superficielle, on ne remonte pas en amont pour expliquer en profondeur, on crée des espèces de débats périphériques.
Il y a beaucoup de choses à dire, j’ai envie de penser le sujet sur les étages au-dessus, je souhaite évoquer les soubassements derrière le sujet, les bases, les fondements du problème, mais il faut choisir pour ou contre, se contenter de pour ou contre.
Un besoin de mettre des étiquettes relève de la panique existentielle à ne plus avoir de certitude. En tout temps, l’espérance, la foi, la transcendance, la spiritualité, permettent d’élaborer les grandes angoisses existentielles, comme l’art, les tragédies, la culture, Si on supprime l’art, les tragédies, la culture, si on réduit l’homme à une définition, à une anthropologie, l’homme s’agrippe à des certitudes qui sont des idéologies, donc des illusions. Comme le dit Bernanos, on a supprimé l’espérance, et on l’a remplacée par des illusions. Illusion que consommer va nous rendre heureux, puis illusion que ne pas consommer va nous rendre heureux …
Les réseaux sociaux ont un impact sur le psyché des personnes. Les jeunes se nourrissent de Tik Tok. L’école s’est détériorée, le niveau global des élèves est en chute libre. On n’apprend plus à penser, on n’apprend plus à aller d’un point A à un point B, à ausculter et analyser tous les points de vue. Les gens n’ont plus l’attention suffisante pour tenir un long raisonnement.
Avec TikTok, un enfermement mental met en danger la santé mentale des jeunes. Ces jeunes ont besoin de se perdre dans les dédales de leur pensée, de tout explorer. On a fractionné le temps, on a ramené le temps à une instantanéité, on a créé au niveau du cerveau une saturation. Les jeunes sont en hyper-vigilance, se coupent de leur corps, sont dans une espèce de raisonnement désincarné, dans une espèce d’hyper-connexion à tout le monde, et de lien avec personne. D’où des troubles de l’attention, des addictions, une augmentation des angoisses.
Instagram a participé lourdement aux troubles de l’image du corps et aux addictions à la chirurgie esthétique de très jeunes femmes. TikTok propose des contenus sur l’anorexie ou le suicide. Les réseaux sociaux ont un côté pathogène. On met les jeunes sous hypnose et on les abîme au niveau neurobiologique, parce que le lobe frontal est saturé. On observe un rétrécissement des facultés liées aux compétences sociales. Les enfants ont moins de capacité à décoder les émotions de l’autre, et tombent dans la violence.
La pauvreté de l’argument conduit à l’insulte, au lynchage. Les jeunes ne savent pas pourquoi ils pensent qu’ils pensent. On a supprimé la dissertation, on a appauvri le niveau de langage, on ne pense qu’avec des mots, et peu de mots. Le champ lexical est corrélé à la violence. Pourtant, plus j’ai de vocabulaire, plus j’ai de défense immunitaire contre la dépression et contre la violence. Le niveau de l’école qui baisse, c’est une violence faite au droit universel à l’instruction, avec un vrai impact sur la santé des enfants.
Au nom du pragmatisme, certains ont dit que les mesures prises pendant le Covid étaient nécessaires, il fallait choisir ces mesures ou le confinement. Ces gens étaient dans une logique du traumatisme. Le confinement est la scène traumatique initiale, on est prêt à tout accepter pour que jamais cela ne revienne, avec une ignorance totale des signaux historiques qui nous préviennent de l’engrenage avec un contrôle de la population. Cette ignorance fait le lit d’une incapacité à faire les liens et à voir les dérives possibles. Mais il y a un enjeu anthropologique, un enjeu philosophique, un enjeu politique.
On redéfinit la citoyenneté, trois mois et une dose de vaccin. Les enjeux dépassaient largement la transmission d’un virus dont la létalité était assez faible pour certaines tranches de la population. Au nom de l’urgence, si je pensais autrement, j’étais subversif, j’étais un délinquant, j’étais un salaud sartrien. On a tellement inversé les valeurs, on est dans un système tellement pervers que celui qui pense différemment et qui pose des questions est le délinquant.
Or, le délinquant est celui qui ne pense pas et passe à l’acte.
Guerre Kosovo-Serbie, guerre Ukraine-Russie: on déshumanise l’autre, le Kosovar ou le Serbe, l’Ukrainien ou le Russe, pour qu’il régresse à une pensée quasi magique, une pensée clivante. Je me raconte que l’autre n’existe pas, c’est une pensée magique. C’était un des dangers du masque. Les bébés voyant des adultes masqués n’humanisaient pas l’autre. L’autre devient une entité, un être complétement désincarné, c’est une pensée psychotique, de fragmentation de l’autre.
Une régression psychologique est très inquiétante chez l’homme occidental contemporain. Les personnalités sont de moins en moins structurées, il y a des fragilités narcissiques, un vide spirituel. Tout cela fait un boulevard à la pathologie, aux addictions, aux idéologies.
Il faut ré-humaniser les jeunes, remettre du lien, du vrai lien affectif et combattre cette mode de la technologie, du faire, de l’agir, du paraître, apparaître, comparaître. Il est important d’avoir une relation affective avec un ami, un vrai ami. Il faut redonner de la valeur et de la place à l’affect, pas l’émotionnel, pas la dramatisation de l’émotion, comme sur les plateaux télé, tu penses ça, donc tu es un salaud. Non, il faut revenir à l’importance du lien affectif.
On dit que le lien entre la mère et le bébé n’est pas si important que cela, mais les mammifères sont dépendants de leur lien affectif pour leur survie. Le lien entre la mère et le bébé est très important, et n’est pas interchangeable. Il faut revenir à une éducation affective avec les enfants, où on n’utilise pas les écrans comme une nounou. Cela suppose un système social suffisamment équitable pour que les parents ne soient pas en difficulté économique et puissent passer du temps avec leurs enfants.
Le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale a laissé une phobie que reviennent les fascismes, les dictatures. On s’est raconté que la démocratie américaine allait nous sauver de tous les maux. En fait, on entrait dans une bureaucratisation de nos démocraties, une technicisation de la vie. On racontait que la technologie était idéologiquement neutre, et ne pourrait jamais faire autant de mal à l’humanité qu’un Hitler, un Franco, un Mussolini.
Mais si la machine est utilisée par des personnes qui ont une mauvaise anthropologie et qui réduisent l’être humain à être un contribuable et un consommateur, on déspiritualise l’homme, et on renonce à son ancrage identitaire, à sa culture chrétienne, aux valeurs traditionnelles. La démocratie technologique ne porte que des programmes. Bernanos nous invite à résister à la technologie, à sauver notre âme et notre esprit.
Ce qui s’est passé avec la crise sanitaire est l’aboutissement d’un processus de désinstruction, de déspiritualisation. Les pathologies explosent chez les jeunes.
L’individu s’autocensure dans les zones où il a le droit d’aller penser ou pas, pour garder l’appartenance au groupe. Sinon, il est exclu. Or, l’être humain ne peut pas vivre sans un sentiment d’appartenance. En plus, le défaut d’ancrage intérieur fait qu’on ne supporte pas d’être seul. Peu d’individus sont suffisamment outillés au niveau de leur bon narcissisme pour supporter de tenir seul, de n’avoir rien à faire de l’image.
La technologie est allée plus vite que la pensée et la réflexion relatives à cette technologie, plus vite que la perception des conséquences. Les fabricants de ces machines savaient les conséquences, et les taisaient, avec un certain cynisme. Le grand public ignorait ces conséquences. Les parents ont éduqué leurs enfants pour un monde nouveau, et les clés qu’ils ont transmises ne fonctionnent pas.
Ainsi, de multiples facteurs contribuent à une régression intellectuelle, provoquent une perte de nuances, un dépérissement de la réflexion, un déficit de profondeur, entraînent une déshumanisation, un déchaînement de violence. Ces facteurs sont: la chute du niveau scolaire, l’influence néfaste des réseaux sociaux, l’extinction du sens, la mort de la transcendance, la disparition de la spiritualité, l’abandon de la jeunesse, le triomphe de la technologie. Cette tendance réduit les débats à des oppositions simplistes et violentes … ou interdit les débats. La pensée riche et complexe n’existe plus. Cette dérive menace notre capacité à réfléchir de manière critique et à appréhender le monde dans sa diversité. Les laudateurs de la pensée unique mondialiste ont de beaux jours devant eux, d’autant plus qu’ils ont fait naître et qu’ils favorisent tous les facteurs cités plus haut, en particulier la perte de la pensée.
Bouddha: "Nous sommes ce que nous pensons. Tout ce que nous sommes résulte de nos pensées. Avec nos pensées, nous bâtissons notre monde".
André Comte-Sponville: "Une pensée n’échappe au néant ou au bavardage que par l’effort, qui la constitue, de résister à l’oubli, à l’inconstance des modes ou des intérêts, aux séductions du moment ou du pouvoir".
Blaise Pascal: "Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête, car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute".
" Pensée fait la grandeur de l’homme"
"L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale ".
"Roseau pensant. Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends".
Ces maximes devraient être le fondement de l’école laïque: toujours découvrir des trésors nouveaux, l’idée que notre dignité consiste dans la recherche. Nous en sommes loin. Au lieu d’apprendre à penser, l’école pédagogiste, qui n’a plus rien de laïc, offre des doctrines indiscutables et choisit une autre priorité: apprendre le sexe.
Le jeune tueur de Nantes a envoyé un document aux élèves quelques minutes avant l’attaque. Un manifeste intitulé "L’action immunitaire" dans lequel il dénonce "une mondialisation qui décompose l’humain", "un écocide généralisé", "le conditionnement social totalitaire".
A-t-il écrit lui-même ce texte? A-t-il été instrumentalisé? Comment s’est-il procuré le texte? Ou qui lui a soufflé les mots et les phrases?
Si ce jeune avait véritablement une pensée, une pensée de type pascalien, aurait-il commis délibérément ce crime monstrueux?
De tels gestes se multiplient à travers la France, presque quotidiennement, sans toujours aboutir à la mort. Si les coupables avaient véritablement une pensée, une pensée de type pascalien, passeraient-ils à l’acte?
L’absence de pensée profonde et authentique ne serait-elle pas une explication majeure à cette recrudescence d’événements meurtriers? Et dans ce cas, qui est responsable de cette situation?
Jean Saunier
P.S.: Je laisse la responsabilité de ses dires à l'auteur (NDLaR)