Comme le disait Faulkner, "le passé n'est jamais mort. Il n'est même pas passé". Il est même, d'une certaine façon, notre avenir.
Sous l’appellation de "provincialisme du temps", je vous parlais il y a quelques semaines de cette manie progressiste de regarder avec condescendance les époques qui nous ont précédés, vues comme des périodes archaïques et rétrogrades, n’ayant pas eu la chance de jouir des trésors de sagesse que la nôtre s’enorgueillit d’avoir produits, et de ses merveilleuses valeurs d’inclusion et de diversité, entre autres prodiges.
Au rebours de cette lubie vaniteuse, le conservateur, lui, entretient avec le passé un rapport de gratitude, conscient de ce qu’il doit aux générations qui ont accumulé pour lui des trésors inestimables. " Qu’admirons-nous aujourd’hui dans le monde qui n’ait été édifié, peint, sculpté, ciselé par ceux-là mêmes dont les Modernes ont revendiqué haut et fort ne pas être les héritiers? ", s’interroge la philosophe Françoise Bonardel dans son bel essai Des héritiers sans passé (Les Éditions de la Transparence, 2010).
UN LABEUR D’UNIFORMISATION GENERALISEE
En réalité, notre époque est si peu sûre de pouvoir égaler sur ce plan les siècles passés que la simple mention d’un “geste architectural contemporain” suffit, comme ce fut pour la restauration de la flèche de Notre-Dame de Paris, ou plus récemment pour le projet de pavillon d’accueil de l’Assemblée nationale, à déclencher une levée de boucliers – bien souvent à juste titre.
C’est ce que soulignait déjà Claude Lévi-Strauss dans une conférence prononcée à l’Unesco le 22 mars 1971, où il reprochait à la mondialisation, dans son labeur d’uniformisation généralisée, de détruire "ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé des valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins certains d’être capables d’en produire d’aussi évidentes".
LE PASSE EST UN ADN
Mais l’attachement que nous devons avoir pour le passé ne saurait être que patrimonial. Le passé n’est pas pour nous un musée où nous irions trouver le souvenir de ce que nous fûmes, quelques grandes réussites artistiques révolues que nous admirerions avec nostalgie. Le passé n’est pas une nostalgie, c’est un ADN, qui aujourd’hui encore nous définit et nous guide. Ce n’est pas une chose morte, c’est la sève qui nous permet de croître, le sang qui coule dans nos veines et nous permet de perpétuer le génie de notre civilisation.
Simone Weil a dit superbement cette nécessité de se nourrir de notre passé, si nous voulons faire de grandes choses à l’avenir.
Ce n’est pas un cimetière d’idées révolues et de héros défunts, c’est la nourriture qui, assimilée à nos vies, nous permet de créer à notre tour des choses dignes de ceux qui nous ont précédés. Si trop souvent, nous nous en sentons incapables, si l’architecture contemporaine est souvent si laide et l’art contemporain si grotesque, c’est parce que nous nous obstinons à vouloir créer à partir de rien et que, tournant le dos au passé et à notre tradition, c’est à nous-mêmes que nous tournons le dos. Que la création contemporaine, trop souvent, ne dit rien de ce que nous sommes, parce qu’elle en est la négation.
LE PASSE EST UN BESOIN VITAL
Dans son maître livre l’Enracinement, Simone Weil a dit superbement cette nécessité de se nourrir de notre passé, si nous voulons faire de grandes choses à l’avenir: "Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner, il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé".
Le drame de notre époque est qu’elle s’emploie avec acharnement soit à le détruire, soit à le muséifier – c’est-à-dire à le dévitaliser. Or, si le passé ne passe jamais de lui-même, il est en revanche facile à détruire, en tout cas dans ses signes visibles. Simone Weil, encore, nous en prévient : "Le passé détruit ne revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime. Aujourd’hui, la conservation du peu qui reste devrait devenir presque une idée fixe".
C’est en tout cas la nôtre.
Laurent Dandrieu