Le journal Le Monde justifie la rééducation des masses contre le populisme (11/01/2025)
Ce 5 janvier, Philippe Bernard, éditorialiste au Monde affirme tranquillement que le populisme est une sous-culture de personnes sans éducation. Aveuglement, racisme de classe, arrogance intellectuelle, mépris, intolérance mais plus grave encore, soutien à une rééducation politique des masses interdisant la liberté de soutenir des idéaux populistes dans un article intitulé:
"Le populisme est aussi une crise de l’éducation".
("Le populisme est aussi une crise de l’éducation")
Et le sous-titre est sans ambiguïté: "Alors que la scolarisation n’a jamais été si massive, les démagogues, de Trump à Le Pen, ont le vent en poupe". Ces personnalités ne sont pas légitimes, leurs choix politiques ne sont pas respectables et leur démagogie triomphe dans un monde où l’éducation ne fait plus son travail. Quelques précisions s’imposent, car, Philippe Bernard semble être victime de ses choix idéologiques, mais lui aussi marqué par une inculture étonnante, où alors serait-il l’adepte de la fake news et de la manipulation des masses? Clarifions.
Le populisme est une théorie politique démocratique contre l’excès de pouvoir des élites
Au cas où Philippe Bernard ne le saurait pas, lui, l’éditorialiste dans notre plus grand journal sans beaucoup de lecteurs, mais plein de subventions publiques, le populisme est une théorie politique née aux Etats-Unis à la fin du 19e siècle:
"Le terme "populiste" aux États-Unis fait directement référence au mouvement fermier et anti-monopole des années 1890, formé dans un contexte de chute des prix agricoles. D’abord implantés dans les États ruraux du Sud et de l’Ouest américain, les populistes rassemblaient fermiers, artisans et ouvriers autour d’un programme pour les droits des travailleurs. À cette époque, l’industrie américaine était organisée en monopoles détenus par de grands capitaines d’industrie, tels que John Rockefeller (pétrole), Cornelius Vanderbilt (chemins de fer) ou Andrew Carnegie (acier)".
(Le populisme aux États-Unis du XIXe siècle à Donald Trump | vie-publique.fr)
Quelques articles de politistes, historiens et sociologues confirment bien que le populisme made in USA est une révolte démocratique des populations luttant contre la concentration du pouvoir économique dans des oligarchies du début du 20e siècle, jugées menaçantes contre les institutions, du fait de leur puissance d’influence: "La particularité étatsunienne réside aussi dans le fait que le populisme y est historiquement associé à des mouvements progressistes, à l’inverse des démocraties européennes où la très grande majorité des populismes sont de droite".
in Populismes dans les Amériques, Luc Capdevila, François Vergniolle de Chantal, Jean-Christian Vinel
(Populismes dans les Amériques)
Le populisme Américain est bien démocratique au plus haut point, défendant l’indépendance et l’autonomie des populations et des Etats, contre toute extension excessive des pouvoirs fédéraux:
"Aux États-Unis, le populisme a de profondes racines qui remontent à la fondation du pays. D’un point de vue théorique, les affinités entre le premier pays dont la constitution de 1787 stipule " We The People…Do " et le populisme, qui revendique les principes de base de la démocratie (règle majoritaire et souveraineté populaire), confirment à quel point le populisme suit en effet la démocratie comme son ombre (Arditti, 2004)".
in Populismes dans les Amériques, Luc Capdevila, François Vergniolle de Chantal, Jean-Christian Vinel
(Populismes dans les Amériques)
Je peux multiplier les références en grand nombre, mais il y a accord sur l’identité du populisme américain, très loin de la démagogie et de la médiocrité intellectuelle projetée par notre brillant éditorialiste, un tantinet inculte au passage, ou de mauvaise foi:
"Nous avions l’intuition qu’il était associé abusivement à l’extrême droite, alors que l’expérience concrète lui permet de se greffer sur toutes les idéologies. Et nous pensions que les Etats-Unis étaient un terrain idéal pour le démontrer. Si des figures variées et originales de la vie politique américaine confirment l’intérêt d’une telle approche, il serait réducteur de ne pas se demander si la structure même du pouvoir aux Etats-Unis implique une vie politique inévitablement populiste, notamment en raison de la relation entre l’Etat fédéral et les Etats fédérés, dès les origines".
in Le populisme aux Etats-Unis: le rejet de l’élite, Deuxième partie, Jérôme Jamin
(Le populisme aux Etats-Unis: le rejet de l’élite)
Visiblement, notre grand éditorialiste Philippe Bernard n’a pas lu par exemple le brillant article d’Antoine Chollet, dont le résumé est éloquent:
"Les très nombreuses études que la science politique européenne a consacrées au populisme depuis les années 1990 entretiennent un rapport difficile avec les mouvements populistes du passé. Nous nous proposons ici d’examiner le traitement qu’elles réservent à un exemple historique particulièrement significatif: celui du People’s Party américain. Nous verrons que cet exemple y est soit ignoré, soit identifié aux partis ou mouvements populistes d’aujourd’hui, soit ramenée à l’expression d’un style populiste pérenne. Les travestissements que de telles interprétations supposent reposent sur des choix bibliographiques discutables qui construisent une image fallacieuse du populisme nord-américain mais renforcent en même temps les définitions dominantes du populisme dans la science politique.
Une connaissance plus approfondie des travaux sur le People’s Party permettrait non seulement d’en proposer une présentation plus fidèle, mais aussi de repenser le concept de populisme à la lumière de ce mouvement".
in De quelques mésusages de l’histoire: le cas du populisme nord-américain dans la science politique européenne, Antoine Chollet
(58-2 | 2020 La pensée populiste)
Et cet auteur, de brillamment montrer qu’une telle ignorance volontaire confine à la manipulation intellectuelle:
"Cette stratégie d’évitement ou cette ignorance de l’exemple nord-américain suscite quelques interrogations quant au rapport à l’histoire qu’entretiennent ces spécialistes du populisme contemporain. Dans leurs travaux, le concept de populisme qu’ils cherchent à construire semble n’avoir aucune épaisseur historique. Les politistes peuvent dès lors le manipuler à leur guise, sans se préoccuper des sédimentions de sens que les années lui ont ajoutées (sur ce point, voir Finchelstein, 2014)".
in De quelques mésusages de l’histoire: le cas du populisme nord-américain dans la science politique européenne, Antoine Chollet
(58-2 | 2020 La pensée populiste)
CQFD monsieur l’éditorialiste.
La peur des peuples et de la démocratie véritable
Sauf à vouloir liquider l’histoire américaine, sauf à considérer que certaines théories politiques n’ont pas leur place dans un enseignement libéral qui laisse à chacun la liberté de choisir les mouvements et les idéaux qui lui conviennent, l’éducation ne congédie pas le populisme. Il est donc très inquiétant de lier le populisme à la prétendue médiocrité intellectuelle, sans insulter au passage des dizaines de millions d’électeurs aux USA ou en France. En vertu de quoi la dictature de la rééducation de masse devrait-elle proscrire le populisme? Là encore, le génial éditorialiste du Monde ne connait peut-être pas bien les théoriciens du populisme américain?
Déjà, notre éditorialiste ne suit visiblement pas l’actualité de la recherche académique qui conclut aujourd’hui, concernant cette vue fallacieuse du populisme américain:
"Le problème principal de ces références, admises ou non, à l’interprétation du populisme donnée par Hofstadter dans The Age of Reform, c’est que plus aucun spécialiste du populisme américain ne lui accorde le moindre crédit. Les travaux essentiellement polémiques de l’historien américain sont en effet entachés d’erreurs et d’approximations, et leurs conclusions, spécialement cette proximité entre les populistes de la fin du XIXe siècle et le maccarthysme, ont toutes été invalidées par des travaux ultérieurs beaucoup plus détaillés (Pollack, 1960 et 1962; Saloutos, 1966; Collins, 1989; Marotta, 2016)".
in De quelques mésusages de l’histoire: le cas du populisme nord-américain dans la science politique européenne, Antoine Chollet
(58-2 | 2020 La pensée populiste)
Les théoriciens du populisme se battent pour préserver l’idéal démocratique comme l’explique fort bien Jérôme Jamin:
" Le populisme fait référence en permanence à la démocratie, au peuple et à son autonomie, et à bien des égards, il apparaît – ou veut apparaître – comme le premier défenseur de ce dernier: celui qui veut préserver et protéger la liberté du peuple. Lorsqu’il est perçu comme un discours sincère, le populisme dénonce un déficit de représentation et prône des techniques alternatives de participation à la chose publique, il semble être en mesure de définir et d’expliquer le déficit démocratique, il interroge la légitimité des élus, et propose de remettre le peuple au centre du débat. S’il est sincère, et que son discours fait sens, il n’est pas une menace mais une manifestation inhérente à la dynamique démocratique. S’il est jugé sérieux, le populisme est aussi ce discours qui rappelle le vieux rêve de l’élite: gouverner sans le peuple, gouverner sans devoir rendre des comptes en permanence. Et en ce sens, il n’est pas une menace sur la démocratie mais un appel à plus de démocratie, une mise en garde face à l’accumulation du pouvoir en haut lieu, un rappel de la légitimité populaire face à la légitimité de l’élite".
in Le populisme aux Etats-Unis: la question du peuple, Première partie, Jérôme Jamin
(Le populisme aux Etats-Unis: la question du peuple)
Dans sa conclusion, Antoine Chollet résume très bien les raisons d’une confusion volontaire pour maintenir les élites et les oligarchies contre toute tentative d’exprimer des alternatives politiques démocratiques, donc populaires, donc populistes:
" Nous regrettions plus haut le faible intérêt de la science politique européenne pour l’expérience populiste américaine, et les informations très parcellaires qu’elle mobilise généralement à son égard. Nous espérons avoir montré qu’il existe une vaste littérature sur les mouvements qui la composent, que la science politique pourrait utiliser à son profit. S’intéresser à l’expérience du People’s Party permet aussi d’imaginer ce qu’une autre définition du populisme pourrait être. Au lieu des différents partis d’extrême-droite contemporains, ou des expériences politiques qui se situent à la jointure entre la démagogie et le césarisme, qui ne sont en réalité que quelques exemples de ces " faux populismes " dont parlait Isaiah Berlin il y a 50 ans (voir Government and Opposition, 1968, p. 177), le populisme pourrait alors désigner d’authentiques mouvements de démocratisation".
in De quelques mésusages de l’histoire: le cas du populisme nord-américain dans la science politique européenne, Antoine Chollet
(58-2 | 2020 La pensée populiste)
Comme le précise Jérôme Jamin:
" Canovan place l’opposition "peuple/élite" au cœur de son raisonnement. Dans la rhétorique populiste, explique-t-elle, le concept de "peuple" renvoie à l’idée de majorité et par inférence à l’idée de légitimité: le peuple représente un groupe majoritaire par rapport à d’autres composantes de la population; son opinion est légitime et il faut l’écouter et en tenir compte; la légitimité sous-entend également l’idée de "vérité" voire de "vertu"".
in Le populisme aux Etats-Unis: la question du peuple, Première partie, Jérôme Jamin
(Le populisme aux Etats-Unis: la question du peuple)
Et un peu plus loin:
"L’analyse de Canovan ne veut pas dire que le populisme rejette la démocratie ou qu’il en est son contraire, ou sa négation. Cela signifie que le populisme est une demande radicale pour plus de démocratie, ou pour d’autres formes de pratiques démocratiques (consultation populaire, démocratie participative, etc.) même si au cas par cas, on pourra douter en partie ou totalement de la sincérité de ceux qui se drapent d’un objectif aussi vertueux. En effet, le populisme apparaît comme le grand défenseur de "l’autogouvernement le plus fort possible"16 et donc des formules de réappropriation du pouvoir tels que le référendum d’initiative populaire (une procédure très répandue dans de nombreux Etats aux Etats-Unis) ou le " recall " qui permet de démettre un élu, à l’image d’Arnold Schwarzenegger faisant face à Gray Davis en 2003, avant de le remplacer".
in Le populisme aux Etats-Unis: la question du peuple, Première partie, Jérôme Jamin
(Le populisme aux Etats-Unis: la question du peuple)
Je ne peux croire qu’un éditorialiste du Monde, quand même, ignore totalement les causes du populisme américain qui aboutira à l’adoption de la loi antitrust. Je ne peux pas croire qu’il n’ait pas lu Margaret Canovan, spécialiste du populisme et auteur d’un livre fameux en 1981: Populism, qui fait référence. En effet, à l’origine de l’émergence du populisme américain, se noue ce que nous observons de nouveau: l’extrême concentration des pouvoirs économiques dans une oligarchie suffisamment puissante pour asservir par ses moyens de corruption une classe politique trahissant les peuples au profit de ces " élites". Rappelons brièvement que les chemins de fer dans les années 1870 exercent un monopole qui abuse de la situation. L’alliance des fermiers en 1877 conteste ce monopole et obtient une régulation des prix, mais les ruraux s’endettent (tout parallèle serait hasardeux) auprès des banques. Les taux de crédit prohibitifs les appauvrissent et d’autres comme les mineurs se révoltent en créant le Greenback. Rappelons que ces populistes demanderont plus tard la nationalisation et/ou le démantèlement des industries de monopole: chemin de fer, banques, télégraphe, détenus par quelques puissants voraces, à leur insu.
En fait, Philippe Bernard reste un fidèle des puissants, un soutien des oligarchies en place, un dénonciateur calomniant les populismes. Mais le plus grave, c’est son désir d’une instrumentalisation de l’éducation, sa transformation en un outil d’asservissement idéologique et en aucun cas un outil d’émancipation des consciences. Avec un tel esprit obtus, inquisiteur et méprisant, le journal Le Monde continue à justifier qu’il est temps de ne plus lui accorder les moyens financiers de l’Etat. Cela fausse la concurrence, cela ne met pas ce journal à l’épreuve d’un lectorat véritable. Les grands prêtres de la bien-pensance sont les soumis d’un régime lui-même au service des puissants contre les populations. Il est pour eux normal d’insulter le peuple, en effet. Mais quelle inculture, quelle médiocrité intellectuelle, quelle manipulation fallacieuse des notions et quelle incapacité à comprendre ce qui se joue en Occident.
CQFD, une dernière fois
Pierre-Antoine Pontoizeau
P.S.: Je laisse la responsabilité de ses dires à l'auteur (NDLR)
09:10 | Tags : opinions, livre, politique, société | Lien permanent | Commentaires (0)